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L’islamophobie n’est pas une étude confortable dans le monde académique en général et particulièrement dans le milieu universitaire français surtout lorsque le chercheur est musulman. Ce n’est pas un sujet courant dans les disciplines des sciences sociales comme la géographie, et mon expérience de géographe musulmane française peut en témoigner. La culture scientifique traditionnelle française attend des chercheurs qu’ils soient objectifs, neutres et extérieurs à leur objet d’étude. Ma formation et mon parcours universitaire en France ont donc retardé l’importance de situer ma recherche de mon propre point de vue en mobilisant une approche réflexive. C’est précisément en écrivant mon livre sur « L’islamophobie spatialisée » que j’ai personnellement ressenti le besoin pour la première fois de ma carrière d’exprimer clairement ma positionnalité afin de réfléchir de manière critique et authentique à l’étude de « l’islamophobie partout ». En m’appuyant sur la théorie du point de vue féministe développée par la philosophe Sandra Harding, j’ai pu faire ce travail de réflexion et ainsi comprendre que la meilleure façon de saisir et de comprendre l’oppression est de l’étudier du point de vue des opprimés (Harding, 1986, 2004). Étant moi-même directement concernée par les discriminations quotidiennes, cela renforce pour moi l’importance d’en discuter.
Étudier l’islamophobie dans un contexte hostile et subversif comme celui de la France m’a amenée à prendre des décisions importantes qui pouvaient avoir un impact direct sur ma propre évolution professionnelle. Ces sacrifices nécessaires m’ont amenée à une réflexion critique importante sur l’état du monde universitaire et le fonctionnement de la recherche scientifique en France. Il m’apparaissait de plus en plus évident que j’allais subir sans aucun doute un traitement différentiel en raison de qui je suis et de mes projets de recherche. Pour contourner cela, l’une des décisions les plus importantes que j’ai prises a été de cesser d’écrire des articles en français, de postuler à diverses bourses et postes en France et de m’impliquer davantage dans le monde académique anglo-américain où la recherche sur la race, l’ethnicité, la religion et la discrimination est plus avancée (Staszak, 2001) et accessible aux chercheurs issus de minorités raciales. En effet, il existe en France d’importantes forces réactionnaires qui travaillent à éliminer certaines thématiques (notamment l’étude de l’islamophobie) et à éviter d’impliquer les chercheurs racialisés et musulmans. Cette réflexion a commencé à se développer au sein du monde académique français (Mondoloni, 2019; Leprince, 2019; Hajjat, 2020; Hammou et Harchi, 2020) avec de nombreux témoignages de chercheurs (issus de minorités ethniques ou non).
Cela menace gravement la liberté académique (Lentin et al., 2020) et principalement les chercheurs travaillant sur ces questions qui peuvent voir leur position académique remise en cause. Un tel autoritarisme est fortement associé à plusieurs « interdits » imposés par la doxa de l’objectivité rationnelle du monde académique français qui explique que les connaissances sérieuse ne peuvent être produite que par des chercheurs étrangers à ce qu’ils décrivent (Weber, 1959; Grasland, 2012; Morelle et Ripoll, 2009). Cela exclut évidemment les chercheurs directement concernés, ceux qui sont militants et ceux qui ont des activités politiques évidentes (Hancock, 2016 ; Grasland, 2012). Mais cela implique surtout que les chercheurs ne doivent pas déclarer leur position personnelle pour s’engager dans leur domaine de recherche. Cela remet en cause la question de la positionnalité, très peu abordée en géographie française. Ici, la différence avec le monde académique anglo-américain est plus que significative (Staszak, 2001; Gintrac, 2015). C’est pourquoi, dans un tel contexte, les études sur le racisme systémique et l’islamophobie ont été constamment marginalisées en sciences sociales en France, car il n’existe pas de départements d’études raciales ou d’études religieuses en France en raison du refus de son Conseil constitutionnel de construire un quelconque référentiel sur une base raciale ou religieuse.
Le monde académique français souhaite donc que les chercheurs soient extérieurs et peu impliqués dans ce qu’ils étudient, comme si cela garantissait de facto une production scientifique neutre, rationnelle et partielle. Cette injonction à l’extériorité pose au contraire la question des savoirs dominants qui encadrent les possibilités du débat. Un tel raisonnement ne peut être pris au sérieux car il implique que seuls les hommes blancs hétérosexuels, chrétiens ou athées et issus de classes moyennes ou privilégiées doivent travailler sur les questions de discrimination, d’oppression et d’injustice. Leur savoir scientifique serait le seul applicable puisqu’ils ne sont pas discriminés. Mais même s’ils ne sont pas victimes de discrimination, ils n’en restent pas moins impliqués puisqu’ils en bénéficient (directement ou indirectement) et ont donc un intérêt important à les maintenir. Certains peuvent même se considérer comme des chercheurs « critiques » (Ahmed, 2012), mais leurs travaux ont plus de chances de suivre une tendance dominante dangereuse sous couvert de grandes valeurs comme l’égalité républicaine ou la laïcité qui servent à réaffirmer leur supériorité sur leurs collègues dominés et sur les opprimés en général. Il est donc dangereux ici de laisser, au nom de l’objectivité et de la neutralité, tout l’espace scientifique français être occupé par des chercheurs qui peuvent eux-mêmes être sexistes, racistes ou islamophobes.
Une telle absence dans les universités françaises révèle des « espaces vides » et des « voix réduites au silence » qui conduisent à des productions scientifiques et des pratiques académiques excluantes (que l’on peut observer dans les couloirs des départements, dans les salles de conférence, dans les connaissances produites, dans les pratiques de citation et/ou éditoriales et dans les processus de recrutement). En effet, ces groupes minoritaires méritent d’occuper des espaces privilégiés et d’apporter des connaissances nouvelles qui contredisent le système universitaire traditionnel. Par conséquent, il est plus que temps de s’approprier cet espace scientifique qui n’a jusqu’à présent pas été accordé (ou très peu) aux chercheurs souhaitant questionner cette réalité et à ceux qui sont directement concernés par les discriminations. Inclure les « insiders » est essentiel afin de permettre à une nouvelle vague de chercheurs et d’étudiants critiques directement concernés de mieux servir notre société. Il semble que les chercheurs et étudiants intéressés par les études féministes et queer qui font partie de la catégorie des « insiders » soient de mieux en mieux perçus et accueillis dans les universités françaises, mais ce n’est toujours pas le cas pour ceux qui s’intéressent aux études raciales et religieuses. J’aimerais donc voir davantage de collègues et d’étudiants noirs, marrons et musulmans peupler les différents départements de sciences sociales des universités françaises pour traiter des sujets qui les concernent directement. Les sciences sociales ont besoin d’eux et de leur posture critique pour apporter des connaissances fondamentales à son développement créatif (Mott et Cockayne, 2018).
Sur le plan personnel, je peux analyser et discuter un phénomène tel que l’islamophobie que j’ai vu de mes propres yeux. Ainsi, à partir de ma propre identité individuelle, je peux parler au nom d’une identité collective (Collins, 2002) tout en critiquant l’illusion selon laquelle la connaissance pourrait être non-située et neutre. Mais toute connaissance est située et ne peut pas provenir d’une position de neutralité totale (hooks, 2000; Harding, 1986, 2004; Husson, 2014; Bourdieu, 2001; Harvey, 2001). Tout d’abord, mon master portait sur les pratiques spatiales des groupes religieux immigrés (musulmans et bouddhistes) et leur intégration en France. Je pouvais déjà voir à cette époque combien il était difficile d’aborder un tel sujet en France. C’est pourquoi, pour mon doctorat, j’ai opté pour une autre problématique liée à la ségrégation urbaine. Mais comme ce sujet soulève d’importants débats sur les données ethniques, les ghettos, le racisme et les actions gouvernementales, il était également difficile de l’étudier au sein d’un département de géographie quantitative (un type de géographie généralement perçue comme trop proche de l’État et au service des intérêts économiques dominants (Harvey, 1972)). J’ai alors voulu analyser scientifiquement la question de l’islamophobie d’un point de vue géographique à travers un projet postdoctoral sur les espaces des actes antimusulmans. Mais ma candidature pour une bourse nationale n’a pas été retenue. Un an plus tard, elle a été sélectionnée pour l’une des bourses les plus compétitives et prestigieuses d’Europe (la bourse Marie Curie).
Dès lors, je savais que mes intérêts de recherche ne seraient pas pleinement reconnus par les scientifiques français et susciteraient d’importantes critiques. J’ai en effet fait face à des commentaires négatifs et à des attaques de collègues français mettant en doute mes compétences académiques et ma rigueur scientifique. Certains ont même publiquement dénigré mes travaux sur l’islamophobie, utilisant des mots précis qualifiant mes recherches de « vagues », « décevantes », « pas sérieuses », etc. tout en prétendant que mes travaux étaient plutôt une propagande militante qui entrave la critique de l’islam et ne respecte pas les valeurs de la laïcité. Ces types de commentaires sont très différents et déconnectés de ce que mes co-auteurs et moi-même proposons dans nos travaux communs ; à savoir une comparaison géographique des actes antimusulmans dans deux importantes capitales européennes (Paris et Londres). Je savais que je ne devais pas me laisser distraire par des commentaires et des attaques infondées visant à discréditer mes travaux scientifiques qui étaient récompensés à l’étranger. En effet, je savais très bien que le problème était directement lié à mon identité qui amplifie le niveau de critiques et de tensions auxquelles je pouvais être exposé dans le milieu universitaire français.
Finalement, je savais que le fait de ne pas faire partie des catégories dominantes tout en cherchant à lutter contre les injustices était aussi une force. Bien que ma trajectoire ait été accompagnée de plusieurs années de chômage, d’isolement, de désespoir et de précarité, un tel parcours explique clairement qui je suis et pourquoi j’étudie de telles matières avec un réel engagement pour un changement distinctif qui dépasse les motivations carriéristes. Mais cela implique aussi qu’il faut travailler dix fois plus, qu’il faut apprendre d’autres langages, d’autres systèmes et d’autres réseaux, qu’il faut accepter l’inconfort, les échecs injustes et l’incertitude. Malgré toutes ces difficultés, il faut continuer le combat car un jour il y aura une petite porte entrouverte devant nous, et ce jour-là, il faudra être prêt à la prendre, à la pousser, à se l’approprier et à s’y exprimer. Je crois que nous n’avons pas à suivre ce que le système dominant a prévu pour nous. Les chercheurs doivent pouvoir transcender leurs connaissances et être fiers de qui ils sont et de ce qu’ils peuvent apporter. Je veux particulièrement dire à ces « insiders » musulmans français qui se reconnaîtraient dans mes propos que même de l’autre côté de la Manche, je serai toujours là pour parler et dénoncer leurs oppressions et pour soutenir leur lutte, ma lutte!
Author’s bio
Kawtar Najib est maître de conférences en géographie humaine au département de géographie et d’urbanisme à l’université de Liverpool. Ses recherches portent sur les inégalités sociales et spatiales, en particulier l’islamophobie.
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